Hainons-nous les uns les autres
« Le foot est une histoire de passion et non de haine » tweetait notre chère Ministre Mme Schiappa. Alors on aurait pu débattre sur un terrain politique ou juridique, de l’efficacité de la lutte contre les discours haineux. On aurait pu classiquement opposer discours de haine et liberté d’expression, citer de longs articles, de longues jurisprudences et faire appel à la conception américaine de la liberté d’expression. Mais finalement pourquoi ne pas en discuter sur un terrain philosophique ?
Mais pourquoi opposer haine et passion ? Existe-t-il une forme éclairée de l’animosité ? Ou à l’inverse, la haine est-elle irraisonnée et marqueur de notre trivialité ?
La première difficulté tient au fait que la haine est souvent confondue avec la colère qui en est pourtant qu’une simple manifestation. Aristote le dit si bien « Le temps peut guérir la colère ; la haine est incurable. La colère est un désir de faire de la peine ; celui qui est en colère veut être témoin de cette peine ; cela n’importe aucunement à la haine »[1].
La haine est dangereuse si elle n’est pas refoulée. Mais refoulée constamment elle le devient encore plus. Doit-on faire des stades le lieu de la frustration ou de l’exutoire ?
On s’interroge sur le fait de savoir si les stades de foot ne sont pas le lieu privilégié pour réguler cette haine. Pourquoi vouloir à tout prix éteindre cette haine ? Pourquoi ne pas au contraire se réjouir de la voir brûler dans les stades plutôt qu’ailleurs ? Ces 90 minutes seraient en réalité une immense thérapie de groupe, où chacun exprime ses problèmes, écoute ceux des autres et revient la semaine d’après.
De plus, le stade est un lieu d’amour. C’est ici que l’on exprime son attachement à sa ville, à sa région ou encore à son quartier. Et le retour de flammes de l’amour, c’est la haine. Georg Simmel, dans La philosophie de l’amour exprime bien cette idée. Selon lui « il suffit de placer l’un d’eux sous le signe inverse pour obtenir l’autre. Le contraire de l’amour, c’est l’absence d’amour, c’est-à-dire l’indifférence ». On peut dire la même chose de la haine. Le contraire de la haine est donc l’indifférence et de l’indifférence il n’y en n’a pas dans les stades.
Il s’agit maintenant de comprendre cette haine. En bons stoïciens que nous sommes ne blâmons pas un comportement, cherchons simplement la source qui l’alimente.
Selon O. Le Cour Grandmaison il est nécessaire d’identifier les « passions multiples qui en naissent ou qui la favorisent ». Ainsi, c’est un contresens d’opposer haine et passion. Mais quelles sont ces passions qui nourrissent cette haine ? L’indignation qui est « une haine envers quelqu’un qui a fait du mal à un autre » selon Spinoza. Ainsi, réagir à un tacle aventureux, blessant un attaquant vedette, c’est une indignation. Réagir aux interdictions de déplacement et s’en prendre verbalement aux instances, c’est une indignation. En voulant l’éteindre vous attisez la haine. Diable de paradoxe.
Le stade est aussi l’antichambre du jugement. Qui a déjà jugé son voisin de stade alors qu’il pleurait la défaite de son équipe ? Qui a déjà porté un regard inquisiteur sur celui qui insulte l’équipe adverse ? Dans le quotidien, la tristesse, la colère sont des passions discutables socialement, comme si leur expression publique était constamment blâmable. A l’inverse, dans un stade les passions, exprimées publiquement s’entremêlent. Tout ce qui n’est pas possible en dehors le devient ici comme si ces quatre tribunes étaient le rempart face à la norme sociale qui nous dit de toujours en exprimer le moins, même si on en ressent le plus. L’addition des sentiments personnels permet leur expression collective.
Alors oui, on nous taxera de romantiques, de laisser nos passions dominer et de nous inscrire pleinement dans cette citation de Hume dans le Traité de la nature humaine « la raison est et ne doit être que l’esclave des passions ; elle ne peut jamais prétendre remplir un autre office que celui de les servir et de leur obéir ». Mais soyons, honnêtes, quel lieu formidablement adéquat qu’est le stade pour agiter notre romantisme et réveiller nos passions. Célébrer un but revient à tomber amoureux de l’instant.
Faisons appel à la magnifique réplique de Calliclès dans le Gorgias « Ce qui, selon la nature, est beau et juste, c’est ce que j’ai la franchise de te dire à présent: que celui qui veut vivre droitement sa vie doit, d’une part, laisser les passions qui sont les siennes être les plus grandes possibles, et ne point les mutiler; être capable, d’autre part, de mettre au service de ces passions, qui sont aussi grandes que possible, les forces de son énergie et de son intelligence; bref, donner à chaque désir qui pourra lui venir la plénitude des satisfactions ». Cessez donc de mutiler nos passions.
Alors oui, vous l’aurez compris, pour nous empêcher d’haïr, il faut nous empêcher d’aimer.
Nous nous interrogeons : la haine est de nos jours rejetée puisqu’il faut faire preuve d’une tolérance totale envers tout. Détester n’est plus la norme. Aimer faussement, l’est davantage. Mais qui tolèrent ces gens qui haïssent ? N’est-il pas plus honnête sentiment que le désamour ? Méfions-nous de ceux qui aiment à outrance, leur haine n’y est qu’un Vésuve endormi. Méfions-nous de son réveil, puisque, qui n’a jamais éprouvé la haine ne tombera que trop facilement dans la colère. A l’inverse, ne craignons rien de ceux qui l’expriment tous les jours dans les stades puisque leurs sentiments sont honnêtes. Arrêtons de sacrifier une vérité hostile sur l’autel d’une illusion docile.
Mais une chose est certaine : nous vous haïssons passionnément.
[1] Aristote, Rhétorique, t. II, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 71