Le Réal et le Barça ont bénéficié d’aides illégales…
Antécédents du litige
L’article 19 paragraphe 1 de la loi espagnole 10/1990 sur le sport du 15 octobre 1990 a obligé tous les clubs sportifs professionnels espagnols à se transformer en sociétés anonymes sportives (ci-après les “SAS”). L’objectif de cette loi était d’encourager une gestion plus responsable de l’activité des clubs en adaptant leur forme juridique. Cette loi prévoyait cependant une exception s’agissant des clubs sportifs professionnels ayant réalisé un résultat positif lors des exercices précédant l’adoption de la loi. Le Fútbol Club Barcelona (ci-après « FC Barcelone »), ainsi que trois autres clubs de football professionnel entraient dans le champ de l’exception posée par la loi 10/1990. Ces quatre entités avaient donc l’option, qu’elles ont exercée, de continuer à opérer sous la forme de clubs sportifs. Cette option avait une incidence fiscale puisque les clubs sportifs, personnes morales sans but lucratif, bénéficiaient en effet en droit espagnol d’un taux préférentiel d’imposition, inférieur à celui des sociétés anonymes sportives.
Le Tribunal de l’UE avait, en première instance, annulé la décision de la Commission Européenne ordonnant la récupération de l’avantage fiscal consenti par le Royaume d’Espagne à certains clubs de football[1].
Selon le Tribunal, la décision de la Commission encourait l’annulation au motif que, au titre de l’identification d’un avantage sélectif, la Commission avait omis de mettre en balance (i) le taux préférentiel d’imposition des clubs sportifs et (ii) le plafonnement plus avantageux des déductions fiscales accordées aux sociétés anonymes sportives. Plus précisément, la Commission n’avait pas « appréci[é] globalement le régime d’aides en cause en tenant compte des conséquences à la fois favorables et défavorables de ce régime pour ses bénéficiaires » (Trib. UE, 26 févr. 2019, aff. T-865/16, Futbol Club Barcelona, pt 38). L’identification d’un avantage en ressortait dès lors biaisée. La Commission ne pouvait ainsi conclure, selon le Tribunal, à l’octroi d’un avantage sélectif sans vérifier, au niveau des clubs sportifs, l’éventuelle neutralisation du taux préférentiel d’imposition par le plafonnement moins avantageux des déductions fiscales.
À l’appui de son pourvoi devant la Cour de Justice de l’Union Européenne (ci-après « la Cour » ou « la CJUE »), la Commission soulève un moyen unique, tiré de la violation par le Tribunal, dans l’arrêt attaqué, de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, en ce qui concerne, d’une part, la notion d’« avantage » susceptible de constituer une « aide d’État », au sens de cette disposition. D’autre part, la Commission remet en question l’interprétation du Tribunal de l’UE concernant l’obligation de diligence incombant à la Commission dans le cadre de l’examen de l’existence d’une aide et la charge de la preuve de l’existence d’un avantage qui lui incombe.
Arrêt de la CJUE
A titre liminaire, la Cour nous rappelle les formes que peut prendre un avantage au sens de l’article 107 §1 du TFUE. La notion d’aide d’Etat étant plus large que celle de subvention, elle inclut, comme en l’espèce, des mesures qui allègent les charges qui grèvent normalement le budget d’une entreprise[2]. La Commission a par exemple autorisé, conformément aux règles européennes en matière d’aides d’état, un régime d’aide français d’un montant de 120 millions d’euros destiné à indemniser partiellement les clubs sportifs pour le préjudice lié à la pandémie de Covid-19[3].
L’affaire en cause a permis à la Cour, qui a pour l’essentiel suivi les conclusions de son avocat général, de clarifier le type d’analyse que la Commission doit effectuer et les éléments à prendre en compte pour déterminer l’existence d’un avantage au titre de l’article 107§1 TFUE, en l’espèce dans le cas de régimes fiscaux dérogatoires qui prévoient un taux d’imposition préférentiel
Cette décision nous donne l’occasion de différencier un régime général d’aides d’une mesure individuelle favorable. Il ressort du moyen un argumentaire classique, que l’on retrouve d’ailleurs en droit administratif français[4], : « En effet, même s’il est possible, en l’espèce, d’identifier les bénéficiaires du régime d’aides examiné, la mesure litigieuse consisterait en un dispositif au titre duquel une aide non liée à un projet spécifique peut être octroyée à une ou à plusieurs entreprises, pour une période ou pour un montant indéterminés, au sens de cette disposition ». En effet, la mesure ne concerne pas des clubs nommément désignés mais bien des clubs qui ont réalisé un résultat positif lors des exercices précédant l’adoption de la loi octroyant l’avantage. C’est finalement cette visée générale et abstraite qui permet de caractériser une mesure générale et non pas individuelle. La frontière entre mesure individuelle et mesure d’exécution d’un régime général est donc posée.
La mesure générale posée, le raisonnement du Tribunal vacille.
D’abord, le Tribunal ne saurait reprocher à la Commission de ne pas avoir démontré l’existence d’aides individuelles. En effet, dans le cas d’un régime d’aides, il convient de distinguer l’adoption de ce régime des aides accordées sur la base de celui-ci. A cet égard, il est de jurisprudence constante que des mesures individuelles qui se bornent à mettre en œuvre un régime d’aides constituent de simple mesures d’exécution du régime général[5]. La démonstration d’une mesure générale est donc suffisante et le fait de viser les aides « individualisées » dans son dispositif n’impose pas une charge probatoire supplémentaire à la Commission. Afin de déterminer l’existence d’un avantage au sens de l’article 101§1 TFUE, la Commission doit donc exclusivement examiner le régime d’aides et non les aides individuelles accordées sur la base de ce régime.
Ensuite, sur la question de savoir à quel moment doit s’apprécier l’octroi d’un avantage, la CJUE argumente en faveur d’une appréciation ex ante pour déterminer si le régime en cause était susceptible d’accorder un avantage. En retenant l’existence d’une mesure individuelle, le Tribunal avait procédé à une analyse ex post, en tenant compte des effets réels de la mesure et donc des éventuelles contreparties financières venant inverser la balance[6]. Comme le rappelle très justement la Commission, reprise dans son argumentation par la Cour, si le régime d’aide octroyé est intégralement compensé par des désavantages, il ne sera pas nécessaire d’effectuer une récupération auprès du bénéficiaire concerné. En somme, le Tribunal a confondu conditions de détermination d’un avantage et conditions tenant à sa récupération[7].
En l’espèce, la CJUE considère que le Tribunal a commis une erreur de droit en faisant grief à la Commission de ne pas avoir mis en balance (i) le taux préférentiel d’imposition des clubs sportifs et (ii) le plafonnement plus avantageux des déductions fiscales accordées aux sociétés anonymes sportives. Selon le Tribunal, la Commission ne pouvait pas conclure à l’octroi d’un avantage sélectif sans vérifier, au niveau des clubs sportifs, l’éventuelle neutralisation du taux préférentiel d’imposition par le plafonnement moins avantageux des déductions fiscales. Il est important de noter que l’incidence de la déduction sur le taux d’imposition est uniquement susceptible de se matérialiser au terme de chacun des exercices fiscaux ultérieurs.
Ainsi, la question de savoir si le régime en question procure un avantage à ses bénéficiaires ne saurait donc dépendre de la situation financière de ces derniers au moment de l’octroi ultérieur de ces aides, mais doit nécessairement être appréciée en se plaçant au moment de l’adoption du régime en question, en procédant à une analyse ex ante (pt. 86).
Par conséquent, lorsqu’un régime fiscal d’aides s’applique, comme c’est le cas en espèce, sur une base annuelle ou périodique, la Commission est simplement tenue de prouver que ce régime d’aides est de nature à favoriser ses bénéficiaires. La Commission doit donc uniquement vérifier que le régime d’aides, pris dans sa globalité, est susceptible de conduire, au moment de son adoption, à une imposition moindre (et donc plus favorable) par rapport à l’imposition qui résulte de l’application du régime d’imposition général.
La Cour en a ainsi conclu que le régime d’aides en cause procurait à ses bénéficiaires un avantage relevant de l’article 107, § 1, TFUE,.
De la même manière, l’impossibilité de déterminer un montant exact au moment de l’adoption d’un régime d’aides ne peut dispenser un Etat membre de notifier un tel régime au titre de l’article 108§3, TFUE. En rappelant le caractère essentiel de l’obligation de notification des aides d’Etat (pts. 90-92), la Cour relève que si l’on avait suivi le raisonnement du Tribunal, les États membres qui instauraient des régimes d’aides en violation de l’obligation de les notifier auraient été alors injustement favorisés par rapport à ceux qui s’y seraient conformés (pt. 93).
L’approche privilégiée par la Cour vise dont avant tout à préserver l’effet utile des règles de concurrence, notamment l’obligation de notifier tout mesure d’aide d’Etat avant sa mise en application. Il est vrai que si l’octroi d’un avantage dépendait des conséquences concrètes de la mesure d’aides sur ses bénéficiaires, cela reviendrait à privilégier les Etats membres qui ne notifieraient pas leur mesure d’aides, par rapport à ceux qui, en bons élèves, avertiraient la Commission avant de les mettre en œuvre. Cette solution, si elle préserve effectivement la mission de contrôle confiée à la Commission en matière d’aides d’Etat, aboutit néanmoins, lors de l’examen d’un régime fiscal comprenant à la fois des avantages et des désavantages, à tenir compte seulement des premiers lors de la qualification d’une aide d’État relevant de l’article 107§1 TFUE.
La CJUE annule donc l’arrêt du Tribunal et, utilisant son pouvoir d’évocation, statue également sur le litige qu’elle estime en état d’être jugé. A ce titre, elle rejette les quatre autres moyens invoqués en première instance, respectivement tirés d’erreurs que la Commission aurait commises lors de son examen de l’avantage conféré par la mesure en cause, de la violation des principes de protection de la confiance légitime et de sécurité juridique, de la violation de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, en ce que la Commission n’a pas considéré que la mesure litigieuse était justifiée par la logique interne du système fiscal en cause, ainsi que des règles applicables à la récupération d’une aide existante. En conséquence, la Cour rejette le recours introduit par le FC Barcelone. L’Espagne devra donc récupérer l’aide illégale accordée. Dans un contexte épidémique tendu, cela s’annonce financièrement compliqué pour les clubs concernés, dont le budget est déjà très durement affecté par la crise.
Par Ornella Polito et Charles-Henri Laval
[1] Voir notamment, arrêt Trib. UE, 26 févr. 2019, aff. T-865/16, Futbol Club Barcelona, pts 1 et 2
[2] Voir, notamment, arrêts du 16 juillet 2015, BVVG, C-39/14, EU:C:2015:470, point 26, et du 20 septembre 2017, Commission/Frucona Košice, C-300/16 P, EU:C:2017:706, point 20.
[3] Voir notamment Commission européenne, aide d’État SA.59746(2020/N)
[4] « Ainsi entendue, il est vrai que la généralité de l’acte réglementaire implique presque toujours le caractère impersonnel de ses effets : ce type d’acte ne vise que des individus abstraitement définis. Ses sujets sont déterminés par référence à leur qualité et non à leur identité » Bertrand Seiller, Rep. Contentieux administratif, acte administratif : identification.
[5] Voir en ce sens, arrêt du 5 octobre 1994, Italie c/Commission, C-47/91.
[6] Nous soulignons cependant que cette analyse ne vaut que si on tient compte des éléments extrinsèques de la mesure. En effet, si la mesure elle-même prévoit ses compensations, par un processus intrinsèque, il faut en tenir compte non plus au stade de la récupération mais en amont, au stade de la définition de l’aide.
[7] Voir, notamment, arrêts du 9 juin 2011, Comitato « Venezia vuole vivere » e.a./Commission, C-71/09 P, C-73/09 P et C-76/09 P, EU:C:2011:368, point 63 ; du 13 juin 2013, HGA e.a./Commission, C-630/11 P à C-633/11 P, EU:C:2013:387, point 114, ainsi que du 29 juillet 2019, Azienda Napoletana Mobilità, C-659/17, EU:C:2019:633, point 27