Cas pratique d’opération d’initié en F1
La presse canadienne écrivait il y a quelques semaines que les autorités boursières britannique (FCA) et allemande (BaFin) enquêtaient sur de possibles opérations d’initiés mêlant Toto Wolff, le patron de l’écurie de Formule 1 Mercedes, et concernant les actions d’Aston Martin et de Daimler[1]. Finalement, le Financial Times a révélé que les gendarmes boursiers n’ont pas constaté de manquement et ont clos le dossier[2]. Ce dernier offre tout de même un cas pratique sur le manquement d’initié à l’ère post-Brexit.
N’ayant pas davantage de détails sur les opérations relatives à Daimler (société mère de Mercedes), nous allons nous concentrer sur les transactions concernant les actions d’Aston Martin, société anglaise cotée à la Bourse de Londres. En avril 2020, Toto Wolff a acquis 0,95% du capital du constructeur britannique auprès d’une société détenue par Lawrence Stroll, copropriétaire de l’écurie F1 d’Aston Martin. Or, quelques mois après cette acquisition, Mercedes a annoncé augmenter ses participations dans Aston Martin et le dirigeant de la filiale AMG de Mercedes a été nommé PDG de la société. Ces deux nouvelles ont fait grimper sensiblement le cours de l’action de la marque préférée de James Bond. En quoi cela peut-il être problématique ?
Les conditions de l’opération d’initié
Au sein de l’Union Européenne, le Règlement (UE) n° 596/2014 du 16 avril 2014 sur les abus de marché (« MAR ») définit les comportements considérés comme des manquements boursiers[3]. Parmi ceux-ci, l’opération d’initié est définie comme l’usage d’une information privilégiée pour acquérir ou céder des instruments financiers auxquels cette information se rapporte[4].
Une information est privilégiée (i) lorsqu’elle concerne directement ou indirectement un émetteur ou un titre financier, et qu’elle est (ii) privée, (iii) précise et (iv) sensible[5]. Certaines de ces conditions sont définies plus précisément par MAR. Ainsi, une information est réputée précise « si elle fait mention d’un ensemble de circonstances qui existe ou dont on peut raisonnablement penser qu’il existera ou d’un événement qui s’est produit ou dont on peut raisonnablement penser qu’il se produira, si elle est suffisamment précise pour qu’on puisse en tirer une conclusion quant à l’effet possible de cet ensemble de circonstances ou de cet événement sur le cours des instruments financiers ». Quant au caractère sensible, il s’agit de l’information « qu’un investisseur raisonnable serait susceptible d’utiliser comme faisant partie des fondements de ses décisions d’investissement ».
En l’espèce, le caractère privilégié des deux informations – l’augmentation de la participation de Mercedes dans Aston Martin et la nomination d’un ancien dirigeant d’AMG à la tête du constructeur – ne fait pas de doute. En effet, toutes les conditions sont réunies : (i) ces informations concernent directement l’émetteur Aston Martin, (ii) elles n’étaient pas publiques au moment de l’investissement de Toto Wolff, (iii) elles concernent des évènements qui allaient effectivement se produire et (iv) elles étaient bien susceptibles d’être utilisées comme fondements d’une décision d’investissement.
Dès lors, si Toto Wolff avait eu connaissance des projets de Mercedes au moment de l’acquisition des titres d’Aston Martin – ce qui n’était visiblement pas le cas – cela aurait constitué une opération d’initié sanctionnable.
Preuve de la détention de l’information privilégiée
À l’origine, la réglementation sur les abus de marché prévoyait plusieurs catégories d’initié : les initiés primaires, qui sont les mandataires sociaux de la société concernée par l’information, les initiés secondaires, qui détiennent l’information grâce à leurs fonctions ou leur profession, et les initiés tertiaires, qui sont complètement externes. Ces catégories n’existent plus de manière aussi apparente mais on en retrouve une trace dans l’article 8 §4 de MAR et dans l’application des autorités qui ont maintenu le même mécanisme dans un intérêt probatoire. Ainsi, les initiés primaires sont présumés détenir et avoir utilisé les informations privilégiées dans leur opération, alors que la preuve de la détention de l’information par les initiés secondaires – et a fortiori par les initiés tertiaires – doit être apportée. Dans notre cas, les initiés primaires seraient les mandataires sociaux d’Aston Martin, dont ne fait pas partie Toto Wolff. Dès lors, ce dernier n’était pas présumé connaître les informations litigieuses. Par ailleurs, il s’agit d’une présomption simple qui peut être renversée en apportant la preuve, certes difficile, de l’absence de détention de l’information. Au mieux, le patron de l’écurie Mercedes pourrait être considéré comme un initié secondaire, auquel cas l’autorité boursière devrait tout de même apporter la preuve de la détention de l’information.
Par ailleurs, en raison de la difficulté à laquelle peut se confronter la démonstration de la connaissance et de l’utilisation d’une information privilégiée, il est admis – en France du moins et bien que la méthode soit fortement critiquée – que cette preuve puisse se baser sur un faisceau d’indices précis et concordants[6]. Dans un tel cas, on considère à partir de ces indices que seule la détention d’une information privilégiée peut expliquer l’opération.
Quoi qu’il en soit, si la FCA a décidé de clore le dossier, c’est qu’il n’y avait pas de preuve de détention ni d’utilisation d’information privilégiée par Toto Wolff.
Tout ceci vaut pour l’Union Européenne, mais la transaction concernant des titres admis à la négociation sur la Bourse de Londres, le cadre juridique qui nous intéresse n’est-il pas celui du Royaume-Uni ?
La réglementation sur les abus de marché au Royaume-Uni
La période transitoire du Brexit a pris fin le 31 décembre 2020, ce qui signifie que le départ du Royaume-Uni n’est devenu effectif qu’à partir du 1er janvier 2021. Avant cela, l’ensemble des textes européens demeurait applicable au Royaume-Uni, y compris le Règlement Abus de Marché. Or, l’opération d’espèce ayant eu lieu en avril 2020, elle entre bien dans le champ d’application de MAR. Les développements qui précèdent sont donc pertinents. Qu’en serait-il pour une opération post-Brexit ?
Afin d’assurer la continuité du cadre juridique relatif aux abus de marché, les dispositions de MAR ont été dupliquées par le législateur britannique dans le droit interne[7]. Il n’y a donc pour le moment pas de différence majeure entre les cadres juridiques antérieur et postérieur au Brexit concernant la prohibition des abus de marché au Royaume-Uni[8]. Il en sera toutefois autrement en cas de futur amendement de MAR ou, inversement, de modifications du régime national.
Coopération entre les gendarmes boursiers britannique et européens
Cette affaire soulève un dernier point mineur qui est celui de la coopération entre les autorités boursières de différents pays. En effet, en présence de ressortissants et sociétés allemands (Toto Wolff, Daimler, Mercedes) et britannique (Aston Martin), les autorités des deux pays ont été impliquées. Il semblerait que ce soit ici la BaFin qui ait transmis des informations à la FCA.
Avant le Brexit, cette
coopération en matière d’abus de marché pouvait, a minima, se faire sur le
fondement de l’article 25 de MAR qui prévoit directement une obligation de
coopérer entre les États membres. Mais là encore, pas de grand changement
post-Brexit, puisqu’en prévision de celui-ci, un accord concernant la
consultation, la coopération et l’échange d’informations avait été conclu entre
le FCA et les autorités européennes[9].
Celui-ci met en place un cadre similaire à ce qui était en vigueur et prévoit
explicitement que la coopération inclut les différents abus de marché, dont l’opération
d’initié.
[1] https://www.journaldemontreal.com/2021/08/23/megatransaction-en-f1-sous-enquete
[2] https://www.ft.com/content/243b02b8-edae-44e5-8dad-1a6a66bf154f
[3] Ces manquements administratifs peuvent être complétés au sein de la législation nationale par des délits pénaux (v. art. L465-1 et s. du Code monétaire et financier).
[4] Article 8 de MAR.
[5] Article 7 de MAR.
[6] A. Couret, H. Le Nabasque, M-L. Coquelet, T. Granier, D. Poracchia, A. Raynouard, A. Reygrobellet, D. Robine, Droit financier, Précis Dalloz, 2019, pp. 1327-1330.
[7] V. Explanatory memorandum to the Market Abuse (Amendment) (EU Exit) Regulations 2018 No. 310 https://www.legislation.gov.uk/uksi/2019/310/pdfs/uksiem_20190310_en.pdf
[8] Pour davantage de détails et une liste des exceptions, v. https://www.debevoise.com/insights/publications/2021/02/uk-market-abuse-regulation
[9] https://www.amf-france.org/sites/default/files/private/2021-01/mmou_eu-uk_fca_on_consultation_cooperation_and_exchange_of_information.pdf
1 commentaire
Merci d’avoir à nouveau éclairé une affaire qui démontre, s’il était encore nécessaire, que le droit n’est jamais très loin du sport !
Si on peut se réjouir du contrôle toujours pressant des autorités boursières, leurs silences ne font toutefois pas taire toutes les interrogations…