Droits TV : LFP 1, Canal Plus 0
Le Tribunal de Commerce de Paris a rendu une décision en date du 11 mars 2021 dans le litige relatif aux droits TV opposant la Ligue de Football Professionnel (LFP) aux sociétés Canal Plus et Bein Sports. Les juges de première instance déboutent le tandem Canal-Bein et confirment que la LFP était en droit de ne remettre sur le marché qu’une partie des droits de diffusion de la ligue 1 et ligue 2.
Revenons rapidement sur les péripéties qui ont amené le diffuseur traditionnel du championnat français à intenter une action en justice contre la Ligue.
À l’issue d’un premier appel d’offres fin 2019 concernant les droits TV de ligue 1 et ligue 2 pour la période 2020-2024, les lots 1, 2, 4, 5 et 7 sont remportés par Mediapro, tandis que Bein Sports obtient le lot 3 qu’il va ensuite sous-licencier à Canal Plus pour la somme de 330 millions. Or, seulement quelques mois après le début de la saison 2020-2021, le diffuseur espagnol annonce être confronté à des difficultés financières, se retrouve ensuite en cessation de paiement et finit par conclure un accord de conciliation homologué le 22 décembre 2020, actant la résiliation des contrats portant sur les droits TV.
Canal Plus indique sans tarder qu’un tel accord remet en cause les conditions d’attribution du lot 3 et qu’il veillera à ce qu’une stricte égalité de traitement soit respectée entre Mediapro et lui-même. Par conséquent, le groupe annonce vouloir que le nouvel appel d’offre pour les lots anciennement détenus par Mediapro porte également sur ce lot 3, dont Canal bénéficie à travers la sous-licence contractée avec Bein.
La LFP refuse les demandes de Canal et procède finalement le 19 janvier 2021 à un appel d’offres portant seulement sur les lots 1, 2, 4 et 7. Celui-ci se révèle être un échec, le prix de réserve n’étant pas atteint. Mais après avoir contesté la validité de l’appel d’offres à travers courriers et communiqués, Canal Plus parvient tout de même à trouver un accord de gré à gré avec la LFP le 4 février 2021 pour l’exploitation des lots en question.
La conclusion de cet accord ne met néanmoins pas un terme au contentieux entre la LFP et Canal, ce dernier contestant toujours la validité de l’appel d’offre partiel devant le Tribunal de Commerce.
Analyse de la décision
Le Tribunal de commerce de Paris déboute Canal Plus et Bein Sports et donne raison à la LFP en validant l’organisation d’un appel d’offres ne concernant qu’une partie des lots. Les juges considèrent l’opération conforme avec (i) le droit commun des contrats, (ii) le droit du sport et (iii) le droit de la concurrence.
Conformation de l’indisponibilité du lot 3
Le tribunal confirme tout d’abord l’indisponibilité du lot 3 telle qu’invoquée par la LFP pour justifier l’absence d’inclusion dans le nouvel appel d’offres. Le raisonnement est simple : les droits du lot 3 font l’objet d’un contrat, régulièrement formé entre les parties et qui a force de loi entre ces dernières.
Dès lors, il s’agit simplement de l’application du principe de force obligatoire des contrats et aucun autre principe du droit des obligations ne justifierait la résolution du contrat entre la LFP et Bein. Le tribunal rejette d’ailleurs l’argument des demandeurs selon lequel l’indisponibilité du lot 3 ne serait pas juridique mais matérielle. Celui-ci faisant l’objet d’un contrat irrévocable par la seule volonté d’une partie, il est bien ici indisponible.
La décision peut être saluée en ce qu’elle garantit la sécurité juridique pour les cocontractants. Les contrats portant sur les lots sont conclus chacun indépendamment de l’autre. Dès lors, le fait qu’un contrat tombe ne doit pas entraîner la remise en cause de tous les autres. Une telle hypothèse fragiliserait grandement la situation des cocontractants, que ce soit la LFP ici, ou les diffuseurs dans d’autres cas. Cette décision favorise donc une certaine stabilité, particulièrement bienvenue en cette période de crise que traverse le football français, tout en étant également bénéfique pour l’avenir.
Conformité de l’appel d’offres partiel avec le droit du sport
Les demandeurs affirmaient que le Code du sport, notamment à travers son article R. 333-3[1], impose d’organiser un appel d’offres sur l’intégralité des lots concédés. Autrement dit, la LFP serait obligée de relancer un processus complet d’appel d’offres en cas de défaillance de l’un des bénéficiaires d’un lot.
Sans grande surprise, les juges rejettent cet argument en l’absence de démonstration de l’existence d’une telle règle. En effet, aucune disposition du Code ne va expressément dans ce sens et les éventuelles interprétations pour parvenir à ce résultat sont peu convaincantes. Il est simplement prévu que la commercialisation des droits TV doit être réalisée selon une procédure d’appel à candidatures publique et non discriminatoire et que ces droits doivent être offerts en plusieurs lots distincts. Les demandeurs mettent en avant que la pratique de la LFP, n’offrant pas tous les lots de la même manière, serait justement discriminatoire, mais en aucun cas le Code du sport ne vient régir l’hypothèse de défaillance d’un distributeur et les conditions de remise en jeu des lots déjà attribués.
Même en s’écartant d’une interprétation rigoureuse des textes et en s’aventurant dans une Interprétation téléologique, on comprend que les règles du droit du sport ont entendu simplement s’assurer que l’attribution des droits se fasse selon les principes édictés. Du moment que cette attribution se fait correctement, autrement dit de manière non discriminatoire, ce qui a été le cas ici et ce qui est largement souligné par la décision, les règles du droit du sport s’écartent pour laisser place aux règles de droit commun et de droit commercial applicables à ce type de contrat.
Conformité de l’appel d’offres partiel avec le droit de la concurrence
Enfin, et sans doute là où la décision se jouait vraiment, Canal Plus considérait que la présentation de l’appel d’offres sans le lot 3 constituait un abus de position dominante commis par la LFP, soit une des pratiques anticoncurrentielles sanctionnées par les droits français et européen de la concurrence.
Pour rappel, au sens de l’article L. 420-2 du Code de commerce[2] et de l’article 102 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne[3], deux éléments doivent être réunis pour constituer une telle pratique : (i) une position dominante et (ii) une exploitation abusive de cette position.
Concernant le premier élément de la position dominante, celle-ci a été définie par le Conseil de la Concurrence (devenu Autorité de la Concurrence) comme « la situation selon laquelle une entreprise est susceptible de s’abstraire des conditions du marché et d’agir à peu près librement sans tenir compte du comportement et de la réaction de ses concurrents ». C’est le cas de la LFP qui a un véritable pouvoir décisionnel sur la procédure de l’appel d’offres, et plus généralement sur les droits des championnats français, et qui n’a aucun concurrent en la matière.
Concernant l’exploitation abusive de cette condition, les demandeurs indiquaient que l’absence du lot 3 dans l’ensemble des droits objets de l’appel d’offre constituait une « condition de vente discriminatoire » au sens de L. 420-2 du Code de commerce et de l’art. 102 c) du TFUE. Autrement dit, la LFP appliquerait des conditions différentes aux candidats et créerait ainsi un désavantage pour Canal et Bein dans la concurrence.
Le tribunal rejette ce dernier argument en affirmant qu’aucun abus de position dominante n’a été commis.
Il commence par préciser que la vente n’a pas eu lieu en application de conditions discriminatoires entre les candidats. En effet, il relève d’une part que le fait pour un opérateur en position dominante (en l’espèce la LFP) de traiter différemment des acheteurs se trouvant dans des situations différentes n’est pas considéré comme une discrimination. A cet égard, le tribunal écarte ce grief en indiquant que ni BeIn Sports ni Canal Plus ne se trouvaient dans la même situation par rapport à l’appel à consultation de la LFP de janvier 2021. D’autre part, le tribunal constate que rien n’empêchait BeIn et Canal de réacquérir les lots qui ont été restitués par Mediapro. La position de la LFP n’a donc pas pour objet ou pour effet de les évincer d’un appel à consultation ou d’une consultation. C’est d’ailleurs ce que Canal Plus a fait puisque ce dernier a contracté avec la LFP en février 2021 pour acquérir les droits de diffusion de la fin de saison 2020-2021.
Le tribunal indique que la décision de ne pas remettre le lot en jeu n’a pas eu non plus pour effet de restreindre la concurrence, que ce soit sur le marché entre les diffuseurs ou le marché aval entre les clients des attributaires. L’effet restrictif sur la concurrence d’un abus de position dominante n’est donc pas observé.
Finalement, aucun des éléments de l’abus n’étant réuni, cette qualification est définitivement écartée par les juges du fond.
Une contradiction du côté des demandeurs
Si cela n’a pas nécessairement d’influence sur la solution, le tribunal ne manque pas de relever la position contradictoire des demandeurs.
En effet, comme le relève les juges, la sanction de l’abus de position dominante est la nullité de l’acte, soit ici de l’appel d’offres. Or, c’est directement parce que cet appel d’offres s’est révélé être un échec que Canal Plus a pu acheter de gré à gré les droits concernés. Le diffuseur invoque donc la nullité d’un acte dont il a finalement bénéficié. Le tribunal relève à ce titre que Canal a conclu « sans considérer que cet accord serait une violation du droit de la concurrence » et que Bein n’a pas résilié son contrat avec la LFP ni formulé une demande de résolution judiciaire de celui-ci.
A l’inverse, il est rappelé que la LFP ne trouve pas intérêt dans la résiliation du contrat dès lors « qu’elle a pour mission de valoriser, évidemment au mieux, les droits de diffusion des matches de Ligue 1 », soulignant ainsi une cohérence de sa position tout au long du dossier.
Plainte de Canal Plus devant l’Autorité de la Concurrence
En parallèle de l’assignation de la LFP devant le Tribunal de Commerce, Canal Plus a déposé une plainte devant l’Autorité de la Concurrence pour abus de position dominante de la LFP. L’affaire n’est donc pas encore terminée sur ce point. En effet, l’Autorité de la Concurrence, qui a le pouvoir de prononcer des sanctions, injonctions et mesures conservatoires, va vérifier à son tour le respect par la LFP du droit de la concurrence. Il reste donc à savoir si elle arrivera à la même conclusion que les juges du Tribunal de commerce de Paris.
Conséquences pratiques de la décision
Sous réserve d’une confirmation en appel et d’une décision de l’Autorité de la Concurrence favorable à la LFP, quelles sont les conséquences pratiques d’une telle solution ?
Dans un premier temps, indépendamment des valorisations qui seront faites pour les autres lots, la LFP sécurise la somme de 330 millions d’euros pour le lot 3, que Bein va devoir continuer à payer jusqu’en 2024. Donc, en théorie, la LFP s’assure une partie de revenus basée sur la valorisation élevée de la précédente attribution, ce qui est une bonne opération pour la Ligue compte tenu de la situation.
En pratique, Canal peut être amenée à en tenir compte dans le prix final de son offre pour les lots des prochaines saisons qui n’ont pas encore été réattribués après la défaillance de Mediapro. Autrement dit, Canal ferait une offre à un prix global moins élevé afin de tenir compte des 330 millions que la chaîne doit déjà régler à Bein pour la sous-licence du lot 3. Il y a néanmoins plusieurs limites à ce raisonnement. Premièrement, si Canal réajuste sa proposition pour les lots restants en fonction de la valorisation globale, l’offre sera certes moins élevée, mais le prix global restera inchangé (par ex. si Canal valorise l’ensemble des lots à 1 milliard, elle fera une offre à 670 millions pour les lots restants afin de tenir compte des 330 millions, la LFP recevant in fine le montant exact de la valorisation). De plus, si Canal ajuste un peu trop son offre à la baisse, ce sera l’occasion pour les concurrents de se placer sérieusement dans la course pour emporter l’appel d’offres. Le diffuseur devra donc sans doute s’aligner un minimum sur ce que proposera la concurrence pour augmenter ses chances de réussite.
Concernant les effets à long terme de la décision, celle-ci peut-elle entraîner une baisse générale des prix des offres pour les « petits » lots à l’occasion des futures procédures ? Le raisonnement serait le suivant : si un diffuseur sait par avance qu’il ne pourra pas renégocier son contrat en cas de défaillance d’un autre, il tiendra compte de ce risque en valorisant par avance à la baisse le lot qu’il souhaite obtenir. Cela paraît en réalité peu vraisemblable. Il serait en effet peu réaliste de penser que, d’une part, cet aspect est déterminant pour le prix et que, d’autre part, il était jusqu’ici inconnu des diffuseurs.
Les prochains candidats peuvent toutefois tenter de contractualiser la possibilité de rendre un lot en cas de défaillance d’un autre opérateur. On voit néanmoins mal la LFP accepter une telle condition qui n’est absolument pas en sa faveur et qui peut aggraver le risque systémique affectant l’économie du football français.
Finalement, si cette décision a fait couler beaucoup d’encre et si certains commentateurs imaginaient, de manière un peu hâtive, une issue différente, celle-ci semble cohérente aussi bien juridiquement que par ses conséquences pratiques et économiques.
[1] Article R333-3 du Code du sport : « La commercialisation par la ligue des droits mentionnés au premier alinéa de l’article R. 333-2 est réalisée selon une procédure d’appel à candidatures publique et non discriminatoire ouverte à tous les éditeurs ou distributeurs de services intéressés.
L’avis d’appel à candidatures contient des informations relatives au contenu et à l’échéance des contrats en cours portant sur les autres droits d’exploitation audiovisuelle. Il précise également le calendrier de la procédure d’attribution et les modalités d’ouverture des offres des différents candidats.
Les droits sont offerts en plusieurs lots distincts dont le nombre et la constitution doivent tenir compte des caractéristiques objectives des marchés sur lesquels ils sont proposés à l’achat.
Chaque lot est attribué au candidat dont la proposition est jugée la meilleure au regard de critères préalablement définis dans l’avis d’appel à candidatures. Les contrats sont conclus pour une durée qui ne peut excéder quatre ans.
La ligue doit rejeter les propositions d’offres globales ou couplées ainsi que celles qui sont assorties d’un complément de prix. »
[2] Article L. 420-2 du Code de commerce : « Est prohibée, dans les conditions prévues à l’article L. 420-1, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises d’une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées ou en conditions de vente discriminatoires ainsi que dans la rupture de relations commerciales établies, au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées.
Est en outre prohibée, dès lors qu’elle est susceptible d’affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises de l’état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées, en pratiques discriminatoires visées aux articles L. 442-1 à L. 442-3 ou en accords de gamme. »
[3] Article 102 du TFUE : « Est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d’en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci. »