Vers l’avènement des joueurs-actionnaires dans le football ?
À la recherche de solutions pour traverser la crise financière qui frappe le football français, Jean-Michel Aulas, Président-Directeur général de l’Olympique Lyonnais, a proposé à ses joueurs de recevoir des actions de la société pour compenser une baisse de salaires. Est-ce une bonne idée et comment la mettre en place ?
Les mécanismes d’intéressement des salariés sont une pratique courante dans les sociétés. Ils permettent de motiver les salariés et de s’assurer que leurs intérêts financiers sont alignés sur ceux de la société. Cela tombe bien, l’Olympique Lyonnais est une société commerciale comme une autre et les joueurs en sont des salariés. Il faut rappeler par ailleurs que l’OL est le seul club français dont les actions sont admises aux négociations sur Euronext Paris. Autrement dit, l’OL est une société cotée à la bourse, ce qui signifie que n’importe qui peut facilement acquérir des actions du club, et donc en devenir (mini)propriétaire. Mais quel intérêt de transformer les joueurs en actionnaires ?
L’intérêt pour les joueurs
L’intérêt évident pour les joueurs est la perspective de gains si l’équipe réalise de bonnes prestations au cours de la saison. En effet, les performances financières des clubs de football sont en grande partie liées aux performances sportives et le cours de bourse tient compte des performances financières[1]. Plus simplement, si l’OL enchaîne les victoires et réalise une bonne saison, le prix de l’action augmentera et les joueurs-actionnaires pourront les revendre pour réaliser une plus-value.
On retrouve généralement cette forme de motivation des joueurs à travers les primes de résultats prévues dans les contrats des joueurs (ou indépendamment). En réalité, ces primes sont normalement plus intéressantes pour les joueurs que la détention d’actions, puisqu’elles sont directement liées à la performance sportive et le gain possible est davantage prévisible.
Néanmoins, dans le contexte de la baisse des salaires, l’acquisition d’actions peut s’avérer être le choix le plus rentable pour les joueurs. En effet, même dans l’hypothèse où le cours du titre n’augmenterait pas, le joueur resterait propriétaire d’un nombre d’actions dont la valeur serait égale ou légèrement inférieure[2] au montant non perçu en raison de la baisse de son salaire. Autrement dit, à travers cette option, le joueur est garanti de percevoir in fine un montant supérieur à son salaire abaissé, tandis que si la condition d’une prime de résultat ne se réalise pas, il ne recevra aucune somme supplémentaire. De plus, en raison de leur cotation, les actions de l’OL sont davantage liquides que celles des autres clubs français et peuvent dès lors être plus facilement revendues sur le marché[3].
L’intérêt pour le club
De manière corollaire, en motivant ainsi ses joueurs, le club peut espérer réaliser de meilleures performances sportives et donc financières.
Par ailleurs, la transformation de joueurs en actionnaires peut également motiver des particuliers ou institutionnels à investir dans le club et acquérir des titres ou participer à une future augmentation de capital. L’aspect marketing de la proposition peut donc être tout aussi intéressant pour le club.
Mais dans le contexte actuel, il s’agit surtout d’un moyen de faire accepter la baisse de salaires par les joueurs les plus importants et d’éviter une baisse de leur motivation. La crise que rencontre le football français implique certes des sacrifices de la part de l’ensemble des acteurs, mais toute option pour les atténuer est la bienvenue.
L’opportunité de l’opération ayant été vérifiée, comment la réaliser ?
Les mécanismes envisageables pour l’actionnariat des joueurs
Plusieurs mécanismes juridiques permettent de réaliser l’idée d’Aulas d’attribuer des actions aux joueurs[4].
- Attribution gratuite d’actions
Tout d’abord, l’assemblée générale extraordinaire (AGE) peut autoriser le conseil d’administration « à procéder, au profit des membres du personnel salarié de la société ou de certaines catégories d’entre eux, à une attribution gratuite d’actions existantes ou à émettre[5] » (cette autorisation a été donnée par l’AG de l’OL en 2019).
En tant que salariés, les joueurs peuvent se voir attribuer gratuitement des titres de la société. L’attribution peut viser soit des actions nouvellement créées, ce qui implique une augmentation du capital social, soit des actions existantes auto-détenues par la société dans le cadre de ses programmes de rachat d’actions[6].
Le grand inconvénient de cette méthode – du moins pour les joueurs – est que le bénéficiaire ne peut vendre les actions reçues avant l’écoulement d’une période minimale de deux ans. En effet, au moment de l’attribution gratuite d’actions, l’AGE doit fixer la durée de la période d’acquisition et celle de la période de conservation des actions. Or, la durée cumulée de ces deux périodes ne peut être inférieure à deux ans[7]. Ce mécanisme peut donc être intéressant pour les nouvelles signatures, mais difficile de savoir si un joueur comme Memphis Depay va rester encore deux ans au club…
- Souscription à une augmentation de capital réservée
Autre méthode, non réservée à des dirigeants ou salariés : les joueurs peuvent souscrire directement à une augmentation de capital de la société.
L’article L. 225-138 du Code de commerce permet de réserver une augmentation de capital « à une ou plusieurs personnes nommément désignées ou catégories de personnes répondant à des caractéristiques déterminées ». Ainsi, l’assemblée générale extraordinaire peut autoriser le conseil d’administration à procéder à l’augmentation de capital (à un prix fixé en fonction du cours de bourse) à destination des joueurs, et le conseil pourra ensuite la réaliser en dressant la liste finale des bénéficiaires (cette autorisation a également été donnée par l’AG de l’OL en 2019).
Dans cette hypothèse, les joueurs pourraient souscrire à l’augmentation de capital soit directement, en reversant ici la partie du salaire à laquelle ils sont censés renoncer, soit par voie de compensation de créances si les créances de la société envers le joueur, liées à la quote-part du salaire non versé, sont exigibles[8].
Ainsi, à travers ce moyen, les joueurs auraient la pleine possession de leurs titres dès la réalisation de l’augmentation de capital et pourraient les revendre à n’importe quel moment.
- Stock-options
L’assemblée générale extraordinaire peut également « autoriser le conseil d’administration ou le directoire à consentir, au bénéfice des membres du personnel salarié de la société ou de certains d’entre eux, des options donnant droit à la souscription d’actions[9] ».
Comment fonctionnent ces stock-options ? Chaque option donne le droit à son bénéficiaire d’acquérir dans le futur une action de la société à un prix X déterminé par le conseil d’administration le jour de l’attribution de l’option. Par exemple, si les joueurs reçoivent des stock-options le 1er mars 2021, donnant droit à la souscription d’actions à un prix unitaire de 2€, et que ces actions valent 5€ le 1er mars 2022, les bénéficiaires pourront décider de souscrire au prix unitaire initial le 1er mars 2022 et revendre les actions sur le marché en réalisant une plus-value par action de 3€.
Le prix ainsi que les autres conditions, notamment sur la période de souscription et la conservation des titres, sont déterminés par le conseil d’administration au jour de l’attribution.
Comme pour les attributions gratuites d’actions nouvelles, l’opération donne lieu à une augmentation du capital de la société lorsque le bénéficiaire décide d’exercer l’option de souscription, sauf s’il s’agit d’actions ayant préalablement fait l’objet d’un rachat par la société.
Outre le mécanisme utilisé pour attribuer des actions aux joueurs, la grande question est la suivante : que va-t-il se passer lorsque le joueur quittera le club ?
Scenarios lors du départ du joueur
Il est possible d’envisager plusieurs scenarios en cas de départ du joueur.
Tout d’abord, les actions de l’OL étant cotées, les joueurs pourront les vendre sur le marché comme tout autre actionnaire. Comme précisé plus haut, si les actions ont été attribuées gratuitement, les périodes d’acquisition et de conservation devront être respectées.
La sortie des joueurs peut également être organisée à l’avance par voie contractuelle. Ainsi, un pacte d’actionnaires conclu entre les joueurs et un ou plusieurs actionnaires de référence (ex. la holding de Jean-Michel Aulas) peut accorder aux joueurs une promesse d’achat de leurs actions (put option) en cas de départ ou de volonté du joueur de revendre ses actions.
Mais une dernière question est particulièrement intéressante : le joueur peut-il garder ses actions tout en jouant pour un autre club ?
Pour le moment, aucune règle ne semble expressément interdire la détention de titres de clubs tiers par les joueurs. Pourtant, la situation peut poser un problème de conflit d’intérêts.
La Charte d’Éthique et de Déontologie du Football, annexe 8 aux Règlements Généraux de la FFF, qui érige l’impartialité et l’indépendance des acteurs comme principes fondamentaux du Football, affirme que « toute situation pouvant donner lieu à un conflit d’intérêts doit être évitée. Il y a conflit d’intérêts lorsque les personnes ont des intérêts directs ou indirects susceptibles de les empêcher d’accomplir leurs obligations avec intégrité, indépendance et détermination. » Avec cette définition, on peut facilement imaginer le conflit d’intérêts affectant un joueur du PSG détenant des actions de l’OL, vis-à-vis de la ligue 1…
Suivant ces principes d’indépendance et d’intégrité, l’article 124 des Règlements Généraux de la FFF interdit aux acteurs des compétitions, dont les joueurs, de participer à des paris sportifs. Mais ce n’est pas tout, le paragraphe 3 dispose qu’« Est interdit tout comportement portant ou susceptible de porter atteinte à l’intégrité des matchs et des compétitions en lien ou non avec des paris sportifs. Il est interdit à toute personne d’agir de façon à influencer le déroulement et/ou le résultat normal et équitable d’un match ou d’une compétition en vue d’obtenir un avantage pour lui-même ou pour un tiers. » On peut faire deux interprétations de cette disposition : soit le fait de posséder des actions d’un club concurrent est en lui-même un « comportement portant ou susceptible de porter atteinte à l’intégrité des matchs et des compétitions », auquel cas il s’agirait d’une interdiction pure et simple. Soit celui-ci est un élément qui peut caractériser le manquement seulement s’il est démontré que le joueur a effectivement tenu compte de sa situation d’actionnaire d’un autre club pour adapter ses performances avec son équipe actuelle.
Quoi qu’il en soit, il
serait préférable qu’une telle situation de conflit d’intérêts soit évitée. Ainsi,
si l’attribution d’actions aux joueurs devient pratique courante, il conviendra
de bien organiser au préalable la sortie de ce nouveau genre d’actionnaires lorsque
ces derniers changent de club. Le cas de l’OL sera particulièrement intéressant
à suivre au cours des prochains mois, si l’opération a effectivement lieu.
[1] Aglietta Michel, Andreff Wladimir, Drut Bastien, « Bourse et Football », Revue d’économie politique, 2008/2 (Vol. 118), p. 255-296.
[2] En partant du postulat que le cours de l’action de l’OL ne s’effondrera pas davantage, celui-ci ayant déjà connu une baisse de près de 30% en un an.
[3] Bien que des mécanismes contractuels peuvent également permettre d’organiser la sortie des actionnaires de clubs non cotés et donc renforcer la liquidité des titres de ces clubs (v. ci-dessous sur les scenarios en cas de départ du joueur).
[4] Ni cette liste, ni la présentation de chaque mécanisme, n’ont vocation à être exhaustives. Il n’est pas non plus question d’identifier le meilleur schéma pour réaliser l’opération, ce qui nécessiterait une analyse plus approfondie et une prise en compte des enjeux fiscaux.
[5] Article L225-197-1 du Code de commerce.
[6] L’OL auto-détenait ainsi 751 564 actions au 30 avril 2020. L’autorisation donnée au CA de procéder à des rachats d’actions a été renouvelée par l’AGM du 26 novembre 2020.
[7] Article L. 225-197-1 al. 8 du Code de commerce.
[8] En effet, la compensation de créances est assimilée à un apport en numéraire. Autrement dit, si la société a une dette envers quelqu’un, ce dernier peut souscrire à une augmentation de capital de la société en « payant » avec cette créance si elle est certaine, liquide et exigible. Or, le salaire est par exemple bien une dette de la société envers le salarié.
[9] Article L. 225-177 du Code de commerce.