RB Leipzig : À l’Est, tout est nouveau
En 2009, le club amateur du SSV Markanstädt faisait évoluer ses couleurs blanches au sein du cinquième échelon du football allemand. Le 2 novembre prochain, le même club, qui caracole pour l’instant en tête de la Bundesliga, affrontera l’Olympique lyonnais en phase de poules de Ligue des champions, dans son antre de 43 000 places. Le club s’appelle aujourd’hui le RB Leipzig, et si le blanc est toujours sa couleur dominante, il s’est agrémenté d’un rouge sanglant.
Son ascension fut tout simplement la plus fulgurante du foot allemand. En cinq petites années, Die Roten Bullen est passé des divisions régionales à l’élite du football d’Outre-Rhin, avant de participer à sa première Ligue des champions l’année suivante, en 2017. Pourtant, en Allemagne, tout le monde est loin d’adhérer à ce qui pourrait ressembler à un conte de fées façon Leicester. En effet, alors que le promu de l’Union Berlin (néo-symbole du foot populaire teutonique) s’apprêtait à accueillir le club de Leipzig pour la première journée de BuLi 2019-2020, une discussion véhémente entre fans berlinois s’était engagée, certains d’entre eux appelant à boycotter la rencontre.
De quoi vous faire tourner la tête. Comment en est-on arrivé là ?
Le rouge de la discorde
Le propriétaire du RB Leipzig est l’homme d’affaires autrichien Dietrich Mateschitz. Dans une autre vie, M. Mateschitz est le cofondateur et l’un des dirigeants de l’entreprise Red Bull, connue pour ses boissons énergisantes. Et voilà que le doute se lève : le logo du club vous disait bien quelque chose, tout comme ces initiales « RB ». On touche en effet au cœur du problème. Ce que reprochent au RB Leipzig les fans allemands des Traditionsvereine (« clubs traditionnels »), c’est de n’être qu’une entité sans histoire, créée de toutes pièces afin de servir les desseins publicitaires d’une vulgaire entreprise commerciale.
Après des essais concluants à New York et à Salzbourg (club qui est par ailleurs également en Ligue des champions cette saison), M. Mateschitz a ainsi décidé de passer à la vitesse supérieure et d’acquérir un club capable de jouer dans une des ligues du « Big Five ». Mais l’histoire ne se résume pas à cela : ce qui a scandalisé le monde du football allemand, c’est la façon dont Red Bull est parvenu à ses fins. En effet, les statuts de la Fédération allemande de football ont été écrits d’une manière à la préserver des dangers d’une commercialisation outrancière. Dans un premier temps, ils prohibent le naming, c’est-à-dire la possibilité pour une entreprise sponsor de donner son nom à un club. C’est pourquoi le nom officiel du RB Leipzig est le RasenBallsport Leipzig e.V. et non pas le « Red Bull », comme c’est le cas pour son homologue salzbourgeois. Cela n’a pas empêché l’entreprise d’y accoler ses initiales, par l’usage de la très étrange appellation RasenBallsport, qui peut se traduire à peu près par « sport de ballon sur pelouse » et sonne aussi mal en allemand que sa traduction française le laisse supposer.
50 et 1 je t’aime
Dans un second temps, c’est la célèbre règle dite du 50+1 (50+1-Regel en V.O.), symbole des valeurs du football allemand, qui a été mise à mal par l’acquisition de l’équipe lipsienne. Selon cette réglementation, les membres d’un club doivent obligatoirement posséder la majorité (50+1) des parts sociales de ce dernier, qui dispose en droit allemand du statut particulier d’association incorporée. Par exemple, 140 000 parts du Borussia Dortmund appartiennent au public et ses détenteurs votent comme le feraient des actionnaires. Ainsi, l’investissement privé existe, mais la prise de participation est contenue par cette règle du 50+1.
La règle peut souffrir d’exceptions : au bout de vingt ans d’investissement, une entreprise peut en être exemptée. C’est le cas pour le Bayer 04 Leverkusen (Bayer est une multinationale pharmaceutique) ou encore le VfL Wolfsburg (Volkswagen), cas qui ne suscitent pas de controverses en raison du caractère presque historique du soutien de ces entreprises. Dans le cas du RB Leipzig, Red Bull semble avoir rigoureusement respecté cette disposition. Mais en réalité, le cas est un exemple intéressant de fraude à la loi. Certes, Red Bull est détenu en majorité par les membres du club. Cependant, ces membres sont au nombre de 17, et sont tous des employés de Red Bull GmbH ; ils payent leurs droits de vote 800 euros par an là où un club comme le Bayern Munich va en exiger une soixantaine. Face à une telle circonvolution, les réactions peuvent être des plus détonnantes : en 2016, les supporters du rival est-allemand, le Dynamo Dresden, jettent des têtes de taureau (oui, oui, des vraies têtes de taureau) sur la pelouse, lors d’un match de DFB-Pokal.
The Wild East
Toute la discussion qui entoure le RB Leipzig ne tourne pas uniquement autour de ses honnis propriétaires. Symboliquement, le club a un statut tout particulier en tant qu’unique représentant de l’Allemagne de l’Est (en excluant Berlin et ses particularités) dans la division d’élite du football allemand. Alors que la partie orientale du pays peut se vanter d’avoir de nombreux clubs à dimension historique, comme le FC Dynamo Dresden précité, le BFC Dynamo ou le FC Carl Zeiss Jena, il faut remonter à 2009 pour trouver la trace du dernier club d’Allemagne de l’Est à avoir joué en BuLi : l’Energie Cottbus. Dans un tour dont seule l’Histoire a le secret, c’est un club décrié pour son capitalisme effréné, menaçant « les valeurs », qui est le dernier représentant de l’ex-Allemagne soviétique.
Près de 30 ans après la chute du Mur de Berlin et la réunification, les différences existent toujours entre l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est, et pas seulement en football. L’Est continue à souffrir d’indicateurs économiques moins avantageux que le reste du pays : taux de chômage plus élevé, croissance en berne, désindustrialisation… Plus particulièrement, c’est à un niveau culturel que les différences sont les plus tranchées. Pour une certaine partie des Allemands de l’Est, ils sont les perdants de la réunification. Les instituts de sondage ont relevé au XXIème siècle une réelle propension à l’Ostalgie (la nostalgie de l’Est) chez les habitants des nouveaux Länder, malgré le caractère répressif du régime de la RDA (à ce propos, je ne peux que recommander vivement le film La vie des autres). On devine alors le caractère hautement symbolique qu’a les succès du RB Leipzig, club de l’Est, au plus haut niveau national.
Homo sovieticus lupus homini est
En prenant un peu de recul, on peut se demander ce qu’il faut penser de tout cela. D’un côté, Red Bull s’est comporté de manière très douteuse, voire frauduleuse, afin d’acquérir Leipzig, en détournant totalement l’esprit de la règle. C’est un autre exemple de la marchandisation à outrance, du foot business qui menace notre sport et les valeurs qu’il prétend représenter. On comprend la colère de ces supporters de Dresde qui voient leur club historique continuer à patauger là où les « parvenus » sont montés en seulement quelques années, le logo de la marque dont-ils-n’ont-pas-officiellement-le-nom sur le maillot.
Pour autant, il s’agit aussi de relativiser certains points. Tout d’abord, le RB Leipzig offre des motifs de fierté à l’Est d’une Allemagne qui est encore, sur trop de sujets, coupée en deux. De plus, si l’on accepte que des clubs servent de vitrine à Bayer ou Volkswagen (entreprises qui ont pourtant eu leur lot de controverses), pourquoi pas Red Bull ? La politique sportive du club ne peut également pas être mise de côté ; alors que certains « nouveaux riches » se sont fait connaître dès leurs arrivées par des attaques à coup de gros sous sur le marché des transferts, Leipzig a choisi de miser sur le développement de jeunes talents ou de footballeurs à potentiel. Pour connaître les joueurs qui se sont révélés au RB Leipzig, outre Joshua Kimmich, il suffit de jeter un oeil à leur onze de départ ; la majorité de joueurs n’étaient pas de gros noms clinquants avant leur arrivée, alors qu’ils forment aujourd’hui une équipe très dangereuse sous la houlette du jeune et génial entraîneur Julian Nagelsmann. On peut citer l’exemple de l’excellent duo Werner – Poulsen, dont la défense lyonnaise aura à se méfier mercredi prochain. Enfin, le RB Leipzig offre une vague de fraîcheur et de challenge renouvelé à la course au titre en Bundesliga, qu’envient les suiveurs de notre Ligue des talents nationale. Pour tous les beaux discours sur les valeurs, le football allemand y perçoit l’intérêt de ne pas succomber aux délires endogames à la Agnelli : comment se prétendre concerné par la compétitivité d’un championnat où la préoccupation principale serait la préservation des intérêts établis ?
Paul Trinel